De Guillaume le Conquérant à la guerre de Cent Ans : naissance d'une nation

De Guillaume le Conquérant à la guerre de Cent Ans

De Guillaume le Conquérant à la guerre de Cent Ans : naissance d'une nation

Débat de l'Histoire

90 min.

Ce n'est pas la bataille d’Hastings en 1066 qui a fondé la nation anglaise, mais les vingt années de règne du vainqueur. La difficile mise en place d'un gouvernement, la violence des révoltes jusqu'en 1070 et la constante menace des invasions scandinaves ont, en effet, amené Guillaume le Conquérant à substituer une nouvelle classe dominante, d'origine continentale, à celle, à la fois scandinave et anglo-saxonne, qui dirigeait jusque-là le vieux royaume anglo-saxon. Le Domesday Book, la grande enquête que Guillaume fait entreprendre à la fin de son règne, révèle que les Anglo-Saxons ne détiennent plus que 5 % des terres en 1086-1087. Et les évêques sont presque tous des continentaux depuis 1075, ainsi que les abbés et prieurs des monastères majeurs.

Pour asseoir sa domination militaire, Guillaume utilise les ressources de l'Angleterre. Il construit encore plus de donjons que d'églises : au moins 80 pendant son seul règne. Surtout, toutes les terres sont désormais tenues en fiefs du roi, en échange du service militaire d'un nombre donné de chevaliers et de sergents recrutés parmi leurs vassaux.

Ces fiefs sont aussi des seigneuries. La force des justices seigneuriales favorise les défrichements et l'instauration de l'assolement triennal qui améliore les rendements et permet de développer l'élevage paysan sur les soles. Si la condition paysanne s'est durcie (les plus dépendants des paysans glissent dans le servage), la mise en place de la seigneurie entraîne l'essor de la production, et la population passe de 2 250 000 habitants en 1086 à 5 760 000 en 1230.

Dans chaque comté, le roi est représenté par le shérif, qui préside avec les earls (comtes) et les évêques la cour où s'assemblent les hommes libres et où sont expédiées les affaires judiciaires et exécutés les ordres royaux. Autant les structures du gouvernement local restent anglo-saxonnes, autant celles du gouvernement central dérivent des pratiques continentales. Deux prennent une importance nouvelle : la chancellerie et le Trésor. L'importance de la chancellerie croît avec le développement du gouvernement par l'écrit. Dans le writ (écrit) qu’il envoie au shérif, le roi ordonne d'accomplir une action, très précisément décrite. Les nombreux clercs font de la chancellerie le plus grand département de la maison royale. Quant au Trésor, les rois anglo-saxons l’avaient établi à Winchester et, bien que voyageant sans cesse, Guillaume conserve cette institution sédentarisée. Les paiements convergent de toute l'Angleterre : les fermes des comtés payées par les shérifs, les revenus provenant de la justice comme ceux générés par le système féodal.

À l'été 1086, Guillaume peut convoquer une grande assemblée à Salisbury, où vassaux et arrière-vassaux lui prêtent serment de fidélité. De fait, son fils Guillaume le Roux n'a aucun mal à lui succéder : une nouvelle Angleterre est née. Les profondes transformations sociales et politiques ont engendré une nouvelle identité renforcée par les mariages mixtes. Surtout, la généralisation du combat à cheval, le rôle stratégique des châteaux et le développement de l'idéal chevaleresque, l'adoption des pratiques du christianisme réformé et la disparition de l'esclavage différencient de plus en plus les « Anglais », quelle que soit leur origine, des populations celtiques ou norroises d'Irlande, du pays de Galles et d'une bonne partie de l'Écosse, considérées comme « barbares ». En même temps, l'Angleterre est saisie par une véritable passion pour l'histoire qui culmine vers 1300 avec la rédaction du Roman de Brut en français, la plus populaire des histoires nationales médiévales.

Un passé commun, un ennemi commun (le Barbare), un cadre politique autonome, l'Angleterre de la fin du XIIe siècle est un pays à la société unifiée et pacifiée. Et les excès de pouvoir de ses rois, dignes successeurs en cela du Conquérant, lui donneront dès le début du XIIIe siècle une société dotée d'une conscience politique aiguë : la réaction de la communauté politique à la violence royale combinée à l'avance administrative fait ainsi de l'Angleterre le premier État moderne européen.

© Jean-Philippe Genet, « Et l'Angleterre devint européenne », L’Histoire n° 424, juin 2016, pp. 48-53.

Avec la revue L'Histoire.

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Jean-Philippe GENET

Jean-Philippe Genet

Jean-Philippe Genet est professeur émérite en histoire des mondes anciens et médiévaux et spécialiste de l'Angleterre. Il est membre de l’unité de recherche LAMOP - Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (CNRS-Université de Paris 1). Attaché à l’histoire culturelle et politique de l’Occident médiéval, il se consacre depuis plusieurs années à l'étude de la génèse de l'Etat moderne. Il a codirigé avec C. Fletcher l’ouvrage Government and Political Life in England and France, c.1300-c.1500, avec J.L. Watts (Cambridge University Press, 2015).

Martin Aurell

Martin Aurell

Professeur d’histoire du Moyen Âge à l’Université de Poitiers, où il dirige le Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale, Martin Aurell est spécialiste de l’histoire de la parenté, de l’aristocratie et des pouvoirs des XIe-XIIIe siècles. Plusieurs de ses études portent sur la Grande Bretagne, qu’elle aborde au prisme de la légende du roi Arthur, de l’Empire Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine. Dernier ouvrage paru : Des Chrétiens contre les croisades (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Fayard, 2013.

Christopher Fletcher

Christopher Fletcher

Chargé de recherche CNRS, formé aux universités de Cambridge et d’Oxford, Christopher Fletcher vit entre l’Angleterre et la France depuis quinze ans. Travaillant et enseignant parfois dans l’un et parfois dans l’autre pays, il a souvent l’impression de vivre un choc de cultures permanent. En tout cas il s’est habitué à jouer le rôle d’intermédiaire voire de passeur culturel. Son premier livre concerne la vie politique et l’importance d’être un homme au milieu de la « Guerre de Cent Ans », en particulier pendant le règne de Richard II (1377-99). Il a également rédigé des œuvres collaboratives qui font dialoguer les historiens français et britanniques, par exemple sur la vie politique en Angleterre et en France à la fin du Moyen Age, ou sur la relation entre politique et masculinité en Europe de l’Empire romain jusqu’à nos jours. Il a publié de nombreux articles, notamment au sujet des liens entre langue, nation et communauté politique en Angleterre aux XIIIe, XIVe et XVe siècles.

Frédérique LACHAUD

Frédérique Lachaud

Frédérique Lachaud est ancienne élève de l’École normale supérieure (Paris), agrégée d’histoire et docteur de l’Université d’Oxford. Junior Research Fellow à St John’s College Oxford (1989-1993), elle a été maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne (1993-2010), et professeur d’histoire médiévale à l’Université de Lorraine (2010-2017) puis à l’Université Paris-Sorbonne. Ses recherches portent sur l’histoire de l’Angleterre au Moyen Âge. Après plusieurs travaux dans le domaine de l’histoire de la culture matérielle, elle s’intéresse aujourd’hui à l’histoire des systèmes politiques médiévaux (délégation de pouvoir, office) et à la pensée politique, avec une référence particulière à l’Angleterre et à l’œuvre de Jean de Salisbury et son influence. Elle a notamment publié L’Éthique du pouvoir au Moyen Âge. L’office dans la culture politique (Angleterre, vers 1150-vers 1330), Paris, Garnier Classiques, « Bibliothèque d’Histoire Médiévale », 2010 ; Histoire des îles Britanniques, en collaboration avec Stéphane Lebecq, François-Joseph Ruggiu et Fabrice Bensimon, Paris, Presses Universitaires de France, « Quadrige », 2007 ; A Companion to John of Salisbury, édition en collaboration avec Christophe Grellard, Leyde et Boston, Brill, « Brill’s Companions to the Christian Tradition », 57, 2015 et elle vient d’éditer avec Michael Penman le collectif Absentee Authority in the Medieval West, Woodbridge, The Boydell Press (parution 2017). Elle prépare une biographie de Jean sans Terre (éd. Perrin).

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