Avons-nous saccagé la Terre ?

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Avons-nous saccagé la Terre ?

Débat de l'Histoire

90 min.

Forgé autour de l'an 2000 par des scientifiques, le concept d'Anthropocène acte le fait que l'humanité a une telle influence sur la planète (modification massive des cycles de matières, extinction d'espèces...) qu'il faut ouvrir dans l'échelle des temps géologiques une nouvelle époque : celle de l'homme. Par rapport à la notion de « crise », qui renvoie à une temporalité courte, ce concept sous-tend que nous vivons une révolution géologique d'origine humaine.

Quand faire débuter l'Anthropocène ? Il y a 5 000 ans, avec l'apparition de la riziculture en Chine, responsable de l'augmentation de méthane atmosphérique ? Après 1610 et la mort de 50 millions d’Indiens d'Amérique (10 % de la population mondiale), qui a fait reculer les terres agricoles au profit de la forêt, réduisant l'effet de serre et aggravant sans doute le « petit âge glaciaire » des XVIIe et XVIIIe siècles ? Ou, point de départ le plus évident, l'industrialisation par l’utilisation massive d’énergies fossiles ?

Pourtant, les énergies renouvelables ont joué un rôle primordial dans l’industrialisation. Selon David E. Nye, les trois quarts de l'énergie industrielle américaine dans les années 1870 sont d'origine hydraulique, et la mise en culture du Midwest est due aux 6 millions d'éoliennes activant autant de pompes. Le choix du charbon et de la machine à vapeur par les industriels britanniques dans les années 1830 est donc d’abord politique. Si l'énergie hydraulique, moins coûteuse, n'est pas exploitée à son maximum, c'est que les industriels devraient investir en commun, gérer collectivement la ressource ; le charbon, au contraire, offre flexibilité et gestion individuelle, en accord avec la mentalité capitaliste.

Nouvelle étape après le charbon, le pétrole, exemple intéressant car, à énergie équivalente, il coûte plus cher que le charbon. Comment expliquer qu'il soit passé à 60 % du mix énergétique global dans les années 1970 ? Là encore la réponse est politique. Aux États-Unis les élites conservatrices ont privilégié l'automobile et la maison de banlieue comme remparts contre le communisme. Pour l'Europe occidentale, le charbon requiert une main-d'œuvre abondante, de l'extraction au transport, ce qui rend le capitalisme vulnérable aux grèves. La pétrolisation est donc un choix politique et même géopolitique.

Mais l'idée d'un changement climatique, elle, émerge bien avant l'industrialisation, dans des réflexions sur le climat de l'Amérique du Nord, plus froide et humide, explique-t-on, parce que les terres n'ont pas encore été mises en valeur. L'homme intervient sur le climat dans la mesure où il agit sur la forêt, au rôle crucial dans le cycle de l'eau. Cette influence est d'abord jugée positive : c'est parce qu'on a défriché pour cultiver que les températures sont plus douces en France qu'au Canada. Mais, à la fin du XVIIIe siècle, ces bienfaits sont remis en question. Pierre Poivre, gouverneur de l'île de France (actuelle île Maurice), souligne que couper des arbres dans des endroits qui souffrent de pénurie hydrique constitue un danger.

Au XIXe siècle une vision chimique du monde s'impose, qui pense la nature comme un ensemble de flux de matières reliant tous les êtres. La preuve, classique, de l'existence de Dieu par la perfection de la Création débouche sur une immense inquiétude : l'extraordinaire subtilité des équilibres de matières, le fait, par exemple, que l'atmosphère ne contienne qu'une proportion infime de dioxyde de carbone et que de celle-ci dépende la survie du règne végétal (et donc la vie tout entière), témoigne de la fragilité de l'horloge chimique. La déforestation ou la combustion du charbon représentent pour les contemporains une inquiétante altération majeure de l'ordre naturel. On n'est pas entré dans l'Anthropocène sans s'en rendre compte !

« Comment on est entré dans l'Anthropocène » © Jean-Baptiste Fressoz, Les Collections de L’Histoire n° 91 (avril-juin 2021).

Avec

Fressoz

Jean-Baptiste Fressoz

 Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement. Après avoir été maître de conférences à l’Imperial College de Londres il est chercheur au CNRS, enseignant à l’EHESS et à l’École des ponts et chaussées.

Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, l’Événement anthropocène, la terre l’histoire et nous (avec Christophe Bonneuil), Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique XVe-XXe siècles (avec F. Locher). Il va publier Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie en janvier prochain.

CF Mathis

Charles-François Mathis

Normalien (Cachan), agrégé et docteur en Histoire, Charles-François Mathis. est spécialisé en Histoire Environnementale. À ce titre, il est notamment directeur de la collection "L'environnement a une histoire" aux éditions Champ Vallon et occupe la fonction de représentant régional de la France auprès de la Société Européenne d'Histoire Environnementale, et est membre de son bureau. Par ailleurs, il fut un temps Président du Réseau Universitaire des Chercheurs en Histoire Environnementale (RUCHE).

De plus, il soutiendra à l'EHESS en décembre 2020 son Habilitation à diriger des recherches, intitulée : "Pour une histoire culturelle et sociale de l'environnement. Paysages, nature et énergie, XIXe-XXe siècles", composée d'un mémoire inédit portant sur l'histoire matérielle et culturelle du charbon en Angleterre, dont le titre est "De feu, de cendres et de suie. Les Anglais et le charbon, 1830-1940".

Perles

Catherine Perles

Catherine Perlès est Professeur émérite à l’université Paris Nanterre et membre émérite de l’Institut universitaire de France. Outre un intérêt ancien pour la préhistoire du feu, elle s’estInitialement spécialisée dans l’étude des industries de pierre taillée du Paléolithique, Mésolithique et Néolithique de Grèce. Elle a progressivement élargi son champ d’intérêt à l’origine de la Néolithisation en Europe, la nature des premières sociétés agropastorales, l’importance des échanges et l’exploitation des ressources marines. Plus récemment, elle a travaillé sur les parures préhistoriques de Grèce et leur valeur en tant que témoins des traditions et ruptures culturelles. Elle a également entamé des collaborations sur la préhistoire du désert d’Atacama au Chili, l’origine des matières premières, la mobilité des groupes et les phénomènes mégalithiques anciens.

Héloïse Kolebka

Héloïse Kolebka

Rédactrice en chef de la revue L'Histoire.

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